Henri Rousseau (1844 -1910) a sans aucun doute été un précurseur de l'art moderne
en s'engageant dans des territoires encore inexplorés en peinture. Alors quil
navait fréquenté aucune école dart, le Douanier Rousseau a peint des
euvres éloignées de toute tradition académique, et de toute influence pour ne se
consacrer à son art que durant ses heures de loisirs, le dimanche. Tout au moins au
début puisqu'il était fonctionnaire des douanes.
N'intéressant personne à l'époque, et inconnu il sest imposé tardivement dans
les salons parisiens, en étant qualifié avec quelque condescendance, de peintre naïf.
Le poète Guillaume Apollinaire et Alfred Jarry d'abord, et puis des artistes comme
Picasso, Léger, Delaunay et Kandinsky, furent les premiers à reconnaître
l'originalité, l'inventivité de son travail et l'importance exceptionnelle de sa
peinture.
Ses compositions picturales tiennent à la fois du merveilleux, de l'onirique, et des
représentations remontant de l'enfance. Par son oeuvre, Henri Rousseau ouvre la peinture
à un ensemble de représentations nouvelles, à un nouveau monde où l'imaginaire prend
sa place, se déploie au fil des tableaux, et qui derrière l'apparence de la naïveté,
traduit une profonde angoisse devant la réalité et les contraintes de la société. Les
dadaïstes, les cubistes et les surréalistes reconnurent en lui un véritable maître et
un précurseur. N'ayant jamais voyagé autrement que par l'imaginaire, il
utilise dès lors librement des couleurs crues, riches, variées, et
somptueuses, pour représenter comment il imagine la vie dans la jungle, ses
animaux, ses habitants, mais aussi parfois la cruauté de celle-ci en
contrepoint à la cruauté de la vie civilisée.
C'est au septième Salon des Indépendants, en 1891, il a alors 47 ans, qu' Henri
Rousseau, qui peignait jusque là des paysages ou des vues de Paris, décide de présenter
une composition toute exotique appelée " Surpris", représentant un tigre
apeuré par la foudre au milieu d'une jungle sous l'orage.
Le 3ème Salon d'Automne de 1905 à Paris, lui donne
l'occasion ensuite de présenter une oeuvre intitulée " Le Lion ayant faim " au coté
de tableaux aux couleurs vives, intenses, aux dominantes rouges, peut-être même
sanglantes, apposées à coups de pinceaux vifs comme des coups de griffes, de Matisse,
Vlaminck, Manguin, Derain, Valtat, Vuillard, Rouault ou Bonnard, comme pour se débarasser
de l'impressionnisme. Peut-être sera-t'il à lui seul celui qui donnera l'idée à un
critique de l'époque d' enfermer tous ces peintres dans une "cage aux fauves",
et qui donnera son nom au " fauvisme ".
Cette oeuvre si particulière, lui vaut
les moqueries de la critique et du gotha journalistique, et même de la plupart des
autres artistes, sauf le peintre Félix Vallotton qui écrit alors : " Monsieur
Rousseau devient plus stupéfiant d'année en année... C'est l'alpha et l'oméga de la peinture... Tout le monde ne rit pas, du reste, et certains qui en auraient
envie s'arrêtent bientôt ; il est toujours beau de voir une croyance, quelle qu'elle
soit, si impitoyablement exprimée".
C'est en effet un monde hors de l'ordinaire qui au
fond, intéresse Rousseau, un monde hors de la réalité de sa vie misérable, hors de ses
drames familiaux, des déboires affectifs, et de ses échecs comme artiste peintre. Il se
dit peintre réaliste, et ne veut peindre dit-il, que la nature, "cette belle et
si belle nature, disait-il, que tout artiste sincère se doit de vénérer
".
Il a été bercé par les contes traditionnels que lui racontait une vieille tante
durant son enfance à Laval. Impressionné quelques années plus tard par la lecture de
Robinson Crusoe et de Paul et Virginie, et il restera imprégné de la lecture qu'il
fera en suite de Jean-Jacques Rousseau et du concept de l'homme naturel et du bon sauvage.
C'est dans ces lectures, et dans la
vogue d'une époque où les expéditions françaises vers l'Afrique, la Cochinchine se
multiplient, que l'artiste puise son inspiration.
Il fréquente aussi les musées, pour y copier des oeuvres, afin de parfaire sa technique,
et il découvre les oeuvres de Rubens, Van Loo, Géricault, Delacroix, François Boucher,
dont en particulier la " Chasse aux lions " qui l'impressionne
considérablement, ou encore la tapisserie de la " Dame à la Licorne".
Il rencontre aussi Paul Gauguin, qui lui raconte en 1894 ses périples dans les Iles
Polynésiennes, ce qui exacerbe encore davantage son imaginaire exotique.
Il va puiser beaucoup aussi son inspiration dans ses
promenades au Jardin des Plantes, au Muséum d'Histoire naturelle ou au Jardin
d'Acclimatation, ainsi que dans l'imagerie populaire, les photographies et les cartes
postales qu'il collecte.
Mais malgré la légende qu'entretiendra un moment son ami Guillaume Apollinaire, jamais
il ne quittera Paris, et c'est
uniquement dans son atelier que Rousseau composera ses célèbres jungles. Ses mises en
scène exotiques, ses forêts vierges seront autant de traductions de ce qu'est pour lui
la vie, une jungle avec ses cruautés, ses peurs, ses beautés, comme celles de ses
épouvantes d' enfant.
Cette jungle exubérante, épaisse,
luxuriante et inquiétante qu'il représentera de multiples fois, fruit d'une totale
imagination créatrice, constitue un thème central et essentiel dans son oeuvre, au
côté de ses portraits, de ses paysages urbains ou de ses allégories. C'est en ce sens
qu'on peut dire que l'art d'Henri Rousseau est celui du détournement de l'imaginaire
avant la lettre, et avant que les dadaïstes, puis les surréalistes n'élèvent cette
pratique de l'imaginaire et du détournement à un art complet en soi.
(LMDA)) |