L'un des mouvements anti-art le plus méconnu et
pourtant le plus influent de laprès-guerre fut sans doute:
lInternationale Situationniste (IS).
" Ne travaillez jamais " Guy Debord.
" ... Dernier mouvement international davant-garde au XXème siècle, lIS
exista entre 1957 et 1972 ; lépicentre en fut Paris. Elle était
composée en alternance de 72 membres au total, européens, américains et nord-africains.
Cest autour de la biographie de son chef de file, Guy Ernest Debord (1931-1994), que
sarticule lexposition.
Le programme révolutionnaire de lIS entendait annihiler toute forme de
représentation, rejeter lautorité, démanteler les symboles du pouvoir, abolir
lart y compris celui de lavant-garde traditionnelle et toutes
les expressions du spectacle culturel, se réapproprier une vie dépossédée par la
consommation et la productivité. Il sagissait en bref de lutter contre la
spoliation exercée par le capitalisme tardif.
Le refus du discours intellectuel en usage, la radicalité politique mais aussi, plus
succinctement, leffectif réduit des adeptes ont fait que Guy Debord et lIS
sont restés relativement peu connus en dehors de la France. La signification historique
de lIS, qui a opéré à la croisée de lart, de la politique et de la
réalité, est donc aujourdhui encore difficile à cerner.
Et pourtant, compte tenu de la grande influence que la critique sociale radicale de
lIS a eue sur la révolte étudiante, les idées situationnistes ont connu une large
diffusion et laissé leur empreinte, encore perceptible aujourdhui à
léchelon international, dans lart, la politique, larchitecture et la
culture pop. On en retrouve les méthodes aussi bien dans des mouvements comme Fluxus, le
punk ou les performances, que dans les actions des altermondialistes du XXIème siècle.
Lexposition est conçue de façon chronologique ;
elle sorganise en huit sections qui illustrent lévolution de lIS depuis
ses précurseurs (Lettristes, CoBrA), en passant par les rapports intenses entre
théoriciens et artistes dans les années 1960 et pendant les révoltes de 1968 qui ont
été fortement marquées par ce mouvement. Elle retrace enfin le devenir de quelques
" membres " après leur éviction par Debord.
Les huit parties sont reliées entre elle par le film In girum imus nocte et consimimur
igni, que Debord a réalisé en 1978 pour revenir sur la gloire passée de lIS.
LE NÉGATIF
Les précurseurs directs de lIS sont le Lettrisme et lInternationale Lettriste
(IL). Les protagonistes de ces mouvements dunderground développèrent en marge des
institutions et modes de vie courants une sous-culture vouée sans compromis à la
protestation sociale. Des publications et actions spectaculaires attestent de ce
négativisme intransigeant, ne reculant devant rien, pas même devant
lautodestruction. Le moindre arrangement personnel avec les structures existantes
était proscrit. Ni la production artistique ni le travail ne devaient porter atteinte à
la rébellion négativiste.
Pour les Lettristes, la mort de la poésie, son fractionnement jusquà la lettre
devaient permettre à la langue de saffranchir. La création nouvelle et libérée,
formulée à partir dune réduction destructrice, fut alors appliquée à tous les
arts, à tous les thèmes de société. Le passé devait être intégralement dissous et
amené à une nouvelle genèse. Lexposition montre des uvres et des documents
illustrant lexistence foncièrement marginale de ces instigateurs ainsi que leur
travail radical sur des moyens dexpression comme la langue ou le cinéma.
CoBrA
Le deuxième groupe précurseur de lIS était lui aussi opposé aux tendances
avant-gardistes désormais institutionnalisées, comme le surréalisme et
labstraction. Le nom du groupe fondé en novembre 1948 par le Belge Christian
Dotremont, le Hollandais Constant Nieuwenhuys et le Danois Asger Jorn reprenait de façon
programmatique les initiales des trois villes doù étaient originaires les artistes
et écrivains impliqués : Copenhague, Bruxelles et Amsterdam évoquant à la
fois le reptile menaçant qui devait asphyxier la suprématie de la nomenclature
française dans les arts. Se référant à lart populaire ou à lArt Brut, les
membres de CoBrA entendaient libérer lart de son microcosme élitiste pour en faire
le produit de tous : " Lart est dans toutes les actions de gens
heureux. Lart est joie de vivre, il est le réflexe automatique de notre position
dans la vie. " Cest portés par cette revendication que Christian
Dotremont, Karel Appel, Pierre Alechinsky, Constant et Corneille réalisèrent leurs
toiles narratives, souvent sombres et disloquées. Tous les adeptes de ce mouvement se
mirent avec une ferveur inlassable à redonner de lenvoûtement au quotidien
jusquen 1952, lannée où le groupe commença à se dissoudre.
LINTERNATIONALE LETTRISTE
Le but proclamé de cette fraction secrète, fondée en 1952 par Guy Debord et Gil Wolman
au sein du mouvement lettriste et précurseur immédiat de lIS, était de canaliser
les actions anarchistes et chaotiques des Lettristes individualistes et de leur conférer
une signification plus politique. Le groupe, qui se concevait comme une alternative au
socialisme bureaucratique, refusait toute uvre achevée, tout travail ; il
revendiquait la liberté, dans son acception la plus violente, et dénonçait toutes les
formes de morale.
De façon comparable, en termes desthétique, Debord poussa à son paroxysme la
décomposition lettriste au cinéma et opposa au " spectacle " de la
société moderne la provocation de la monotonie. Seules les réactions choquées des
spectateurs, livrés à eux-mêmes et à leur propre potentiel daction, devaient
constituer la bande-son des films de Debord.
LINTERNATIONALE SITUATIONNISTE
Cest lensemble de ces idées qui nourrit l" Internationale
Situationniste ", fondée en 1957 lors dune rencontre internationale des
délégués de différents mouvements davant-garde. Cette Internationale était
constituée de groupuscules de nationalités diverses, tous aspirant à transformer la
réalité sociale par le biais de concepts esthétiques et dune pratique
conséquente : outre les représentants de lIL, on retrouve aussi ceux de CoBrA
et du " Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste " qui avait
vu le jour en Italie. Ces révolutionnaires avant-gardistes furent fédérés avant tout
par Debord et Jorn.
Leur travail théorique consistait essentiellement à exposer, en mêlant sérieux
révolutionnaire radical et (auto-)ironie profonde, des thèses subversives et une
critique de la société. Toutes les limites normatives de la confrontation politique
établie étaient transgressées et les structures en place profondément contrariées.
Cette violation consciente des règles qui avaient cours jusque-là dans le
" business " culturel ne tarda pas à revêtir le caractère de la
subversion politique et influença considérablement les événements de Strasbourg de
1966 et les mouvements contestataires de 1968.
LE SPECTACLE
La critique de lIS, sous Debord, sen prend à la notion de
" spectacle " non plus, en premier lieu, à laliénation
par le travail, mais à la colonisation du temps libre et à la médiatisation totalitaire
de lunivers individuel. LIS propagea donc lidée quil fallait
abolir lart en tant que tel pour le transposer en " vie libre ".
Car lart, selon lIS, fait partie de ce " spectacle " qui
réduit lhomme à un consommateur passif, qui lui fait miroiter le bonheur et
laventure tout en le confinant dans lennui du quotidien. Cette abolition de
lart revenait en premier lieu à abolir toutes les formes de représentation. Ainsi
seulement, la promesse de bonheur contenue dans lart pourrait se concrétiser dans
la vie de tous les jours. Les modes de contestation issus de lavant-garde depuis la
Première Guerre mondiale devaient enfin révéler leur potentiel révolutionnaire.
LE DÉPASSEMENT DE LART
Le programme de lInternationale Situationniste prévoyait donc de mettre en
uvre des moyens et des méthodes artistiques, non pas pour produire de lart ou
critiquer la politique, mais pour produire de la réalité. Or un art ayant partie
prenante dans la société de consommation ne pouvait plus remplir cette mission. Son
potentiel de dénégation devait se retourner contre lui-même ; lart, et toute
" société du spectacle " qui le définit, devait être aboli.
Ce refus catégorique de toute production artistique allait avoir pour conséquence
léviction de membres comme Asger Jorn, Constant ou encore le groupe allemand SPUR,
qui nentendaient pas renoncer à la pratique artistique mais
" seulement " révolutionner lart.
Dans les années qui suivirent, Asger Jorn élargit son champ dactivités au-delà
de la peinture en étudiant et archivant lart scandinave traditionnel, en voyageant,
en sintéressant aux sciences naturelles, aux théories économiques, à la
philosophie etc.
Quant à Constant, il développa, avec ses représentations de villes bombardées et
entièrement rasées, des maquettes suggérant les villes de lavenir. À partir de
1960, il donna à lensemble du projet le nom de " Nouvelle
Babylone ", que lui avait inspiré le film " Nowyi Wawilon "
tourné en 1929 par Leonid Trauberg et Grigorij Kosinev sur la Commune de Paris.
Dès le début des années 1960, lIS se transforma pour sa part de plus en plus en
association dintellectuels politiques. Le souvenir de lavant-garde artistique
ne subsista plus que là où lIS en reprit les moyens et les méthodes pour servir
son but premier : transformer le quotidien.
LA CRÉATION DE SITUATIONS COMME MOYEN DE RÉAPPROPRIATION DE LA VIE LIBRE
Cette transformation radicale de la vie, à laquelle aspiraient les mouvements
davant-garde, devait se réaliser par le biais dinterventions directes au
quotidien, dont seule la richesse pouvait garantir la reconquête dune vie spoliée.
Dans le manifeste de lIS, le Rapport sur la construction des situations et sur
les conditions de lorganisation et de laction de la tendance situationniste
internationale, rédigé en 1957 par Debord, cette devise est érigée en
objectif absolu de toutes les activités du mouvement.
Pour les Situationnistes, la vie réelle de lindividu se concrétise dans son
quotidien. Cest seulement dans la subjectivité vécue quil peut retrouver la
vie dont le spectacle la dépossédé. LIS partait donc du principe
quune révolution qui ne changerait pas fondamentalement la réalité quotidienne de
tout un chacun ne serait ni plus ni moins quune nouvelle forme de domination et de
spoliation. Or, grâce à la construction de situations, la vie quotidienne devait au
contraire être affranchie des structures fixes et des processus mécanisés de la
réalité de la vie.
Affranchir le quotidien de ses contraintes fonctionnelles, lui redonner de la magie par le
jeu libre de situations sans cesse nouvelles signifiait refuser toute
" politique " préexistante, même celle prônant lémancipation
et que lavant-garde avait reconnue comme la " vraie " voie
quil suffirait dinculquer aux " masses ". Le désordre
actionniste, la radicalisation, la désaliénation, le renversement des valeurs et la mise
en scène ludique de situations quotidiennes concrètes devait arracher à la léthargie
du " spectacle " la conscience des personnes impliquées et
lamener à la révolution permanente.
DÉTOURNEMENT
LIS envisageait le détournement comme lune des méthodes les plus efficaces
pour torpiller le " spectacle " et créer une situation nouvelle.
Utilisé initialement dans le domaine esthétique surtout, il fut élargi à la production
théorique et à laction politique, jusquà devenir la marque distinctive de
tout le mouvement. Le détournement devait premièrement permettre de replacer dans un
nouvel ensemble significatif subjectif les débris du " spectacle " et
devenir ainsi créatif dans sa propre vie. Deuxièmement, la pratique suivie du
détournement devait mener à une inflation des valeurs qui saboterait le pouvoir des
entités devenues historiques.
DÉRIVE
La " dérive ", déjà pratiquée par les Lettristes, est une forme de
mouvement qui, par son absence de but et de plans, se soustrait aux structures urbaines
contraignantes fonctionnalisées. La méthode de la dérive consiste à explorer la ville
comme champ dexpérience et de vie, et à linterroger quant à son potentiel
de constructions de situations. La dérive était elle-même une action subversive visant
à saper les fonctions planifiées de la ville et à générer du matériel utilisable par
les Situationnistes pour exercer leur critique de lurbanisme en place. Les
connaissances acquises grâce à la dérive furent transcrites en topographies
psychogéographiques de la " vraie " ville, faite pour les individus
qui y habitent. La dérive était le détournement de la ville.
CRITIQUE DE LURBANISME
LIS misait par conséquent et comme la modernité classique auparavant
sur une réalisation concrète de son utopie en architecture. Alors que le
" Neues Bauen ", par le fonctionnalisme de ses machines à habiter,
cherchait à assurer une imbrication harmonieuse de lindividu moderne dans la
société moderne, elle perdit rapidement des yeux certains concepts de qualités,
notamment dans la phase dessor architectural ; la répartition fonctionnelle de
lespace vital en segments isolés et distincts (tours dortoirs, centres commerciaux,
parcs de loisirs et lieux de divertissements, zones dhabitation, de services et
dindustries) finit donc par rendre schématique le déroulement de lexistence.
Pour des artistes comme Gilles Ivain, Asger Jorn et Constant, létude poussée de
larchitecture moderne et du nouvel urbanisme était au cur de lanalyse
sociale situationniste. Cétait là en quelque sorte une troisième dimension de la
critique qui permettait dêtre en prise directe avec la réalité concrète, dans la
mesure où larchitecture est le lieu de recoupements directs entre questionnements
esthétiques et réalité de la vie.
1968
Au cours de lhistoire de lIS, le rapport entre pratique et théorie alla de
plus en plus dans le sens dune critique et analyse sociale théorique. Elle se fit
ainsi connaître dun public plus large au moment des protestations estudiantines,
lorsquun groupe détudiants strasbourgeois, en quête de soutien
révolutionnaire, lapprocha en 1966. La brochure De la misère en milieu
étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et
notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier, favorisa la diffusion
des thèses situationnistes parmi la grande majorité des universités françaises.
Par la suite, les étudiants contestataires de Nanterre, de Paris, puis de la France
entière, propagèrent des slogans situationnistes, affiches, manifestes et bandes
dessinées de lIS qui apparurent partout dans le pays et furent traduits dans une
demi-douzaine de langues de par le monde. Certes, les révoltes de 1968 ne purent
réaliser lutopie dune vie libre, mais dun point de vue sociologique et
culturel, elles marquent néanmoins le début dune nouvelle époque et mettent un
terme définitif à la restauration de l" après-guerre ".
Mai 1968 révéla aussi de façon remarquable la notion situationniste de révolution
en tant que fête de limagination et de lexcès.
FUTURE OF THE PAST
En 1972, lIS fut officiellement dissoute. Son action avait culminé en
mai 1968, mais le projet révolutionnaire disparut bientôt dans un flot de textes
nayant plus que la nostalgie deux-mêmes. LIS courait le risque de
devenir elle-même " spectacle " et allait être de plus en plus
récupérée par lindustrie culturelle française.
Le mythe, que lIS a elle-même créé et laissé à la postérité, est celui
dun diamant lisse, le diamant de la révolution, qui a réussi à préserver de tout
compromis lauthenticité de son radicalisme. Sous la tutelle de Debord, la politique
de léviction permanente des membres et les moyens grandioses mis en scène pour
sauvegarder le purisme de lidéal révolutionnaire finirent cependant par rigidifier
le mouvement. Lart refoulé refit surface, sous la forme dune uvre
dart totale nommée IS."
Communiqué de Presse du Musée Tinguely à propos de l'exposition "
L'Internationale Situationniste : 1957 -1972"
de Juin à Août 2007.
(LMDA)
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